La fête de la truffe

06/12/1996

La fête de la truffe

Chaque samedi,
les producteurs de la Drôme exposent le soleil noir de l'hiver aux regards des curieux et de courtiers venus de très loin.

SAINT-PAUL-TROIS-CHÂTEAUX
(Drôme)
de notre envoyé spécial

Regards gourmands, des hommes attendent, cigarette aux lèvres, mains dans les poches. Quelques mots de connivence, un groupe se forme derrière le coffre ouvert d'une voiture. Conciliabules autour d'une balance romaine, l'affaire se conclut par une liasse épaisse de billets. A peine le temps d'apercevoir furtivement le fruit du négoce, de sombres boules noires.
    C'est ainsi, chaque samedi matin, de novembre à mars, à Richerenches, village au cœur de l'Enclave des Papes dans le département de la Drôme à quelques kilomètres de Saint-Paul-Trois-Châteaux. A 10 heures, le garde champêtre plante un fanion sur le comptoir du café du midi ou bien sur celui du café du Sud, et les transactions sont officiellement ouvertes. Mais cela fait déjà bien deux heures que les premiers prix ont été fixés entre les producteurs et les courtiers qui ont garé leur véhicule le long des platanes.
    Certains viennent de loin, d'Italie et même du Périgord, contrée pourtant répertoriée "pays de la truffe". Les truffiers de la Drôme et du Vaucluse ne sont pas peu fier qu'on fasse tant de kilomètres pour leur tuber mélanosporum, "la noblesse de la truffe, monsieur". Ce samedi matin-là de novembre, le kilo avait été fixé à 850 francs. C'est un prix de base, une mise en bouche. Chacun savait que vers midi, il atteindrait les 1000 francs. La pièce est rodée, les rôles bien distribués. On est entre soi, l'intrus est vite repéré.
CERCLE DE FAMILLE
    Ici tout finit par se savoir. Ainsi cette productrice qui, il y a quelques années, barbouillait ses truffes blanches au brou de noix. Elle fut vite exclue du cercle de famille. Car ce petit monde est un village : après la clôture du marché, on se retrouve au comptoir.

Un auguste arrière grand-père, qui affiche avec superbe ses quatre-vingt dix ans, mais refuse de dire son nom, ouvre, si on lui demande, la besace de sa mémoire. Il se souvient du temps où les paysans venaient au marché avec des sacs de pommes de terre remplis de truffes. Alors la pépite noire ne brillait guère dans les salons. Puis elle a séduit les gourmets, et lui est devenu courtier. Il n'exerce plus, ce sont ses quatre fils qui opèrent. Mais il n'est jamais loin du théâtre des transactions, appuyé sur sa canne, l'œil vif.
    Un autre personnage de ce marché, la voix éraillée par une méchante maladie, tient, sur des petites fiches, la chronique du commerce de ce champignon précieux : jour, mois, quantité, prix. Ce samedi, ce sont 550 kilos de truffes qui auront changé de mains. C'est le poids admis par tous, auquel il faut soustraire les 15% de terre tolérés. De la terre pour garder la fraîcheur de ce mets tant recherché, de la terre pour colmater aussi quelques trous et gagner quelques grammes. A Richerenches, les truffes sont vendues brutes.
  Installé à peu de jolis chemins de là, Pierre Ayme, trufficulteur à Grignan (Drôme), les trie, les brosse, les nettoie. Bien sûr le prix augmente de moitié, mais ses clients, restaurateurs ou particuliers, ne sont pas déçus. Il ne fréquente pas le marché de Richerenches, des antennes l'ont quand même averti du cours du samedi.
  Il prévoit déjà qu'à l'approche des fêtes de fin d'année le kilo grimpera de 50 francs par jour. Il a pourtant un soucis : cette fameuse " truffe de Chine ", qui casse les prix, et que les industriels mettent en conserve sans scrupule : " ce sont des fraudeurs, dit-il, ces truffes sont fades, sans saveur".

    Car la truffe est désir. Lola et Daisy frétillent dans leur enclos. Pierre Ayme libère les deux chiennes qui se lancent entre les arbres, nez au ras de la terre. A deux, pas d'un chêne, Daisy s'arrête et gratte le sol. Il faut faire vite, elle croquerait la truffe en un rien de temps : "Celle-là fait bien 150 grammes". Un peu plus bas dans le chemin, Lola a la tête ailleurs : "elle cherche un mulot", explique Pierre Ayme qui ne lui en veut pas. Chiots, Lola et Daisy ont été nourries à la truffe : on enduisait les mamelles de leur mère. Depuis, ces deux aimables bâtardes ont ce goût dans le sang.
TROIS DÉCENNIES
    Pour les arbres, c'est un peu pareil. Cela porte un nom : mycorhization. Les jeunes pousses sont bichonnées dans un mélange de terre et de truffe broyée (3grammes environ par pot. Il faut dix ans pour que le chêne arrive à maturité. Il produira pendant à peut près trois décennie . Bien d'autres espèces peuvent être mycorhizées : le cèdre, le noisetier, le pin, le tilleul et le châtaignier... C'est l'autre facette du métier de Pierre Ayme : il vend des plants truffiers aux amateurs qui devront apprendre aussi la patience.
  Dans son domaine de 9 hectare, il ramasse, chaque année, entre 180 et 2000kilos. C'est une moyenne : la truffe, fantasque et coquette, se fait souvent insaisissable : "on peut passer un jour, et les chiennes ne sentent rie. Puis le lendemain, au même endroit, il y en aura une" raconte Pierre Ayme. A chaque cueillette - il ne s'en lasse pas, "c'est comme une drogue"-il retrouve cette odeur tenace, enivrante, mélange de terre lourde et mouillé, de feuilles tombées. Comme un soleil noir de l'hiver

Bruno Caussé